Articles précédents de la même série :

  1. Introduction –  Pérou, 1992.
  2. Troubles au Kirghizistan.
  3. Transition défectueuse en Géorgie.

(Cette partie a été écrite par Marc Pierini pour Carnegie. Voir la publication originale.)

Aucun parti islamiste n’a dirigé un gouvernement élu dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord avant le AKP (Parti de la justice et du développement) de Recep Tayyip Erdoğan en 2002. À ce moment là, le leader du parti islamiste tunisien Ennahdha, Rached Ghannouchi, vivait en exil à Londres depuis déjà 14 ans.

Il faudrait attendre l’année 2011 pour qu’un deuxième parti islamiste dirige un gouvernement élu dans la même région. Entre-temps, la victoire de l’AKP en Turquie a été une véritable inspiration pour les leaders islamistes en Tunisie.

11 ans après la révolution tunisienne, il y a eu autour d’une douzaine de visites entre Ghannouchi et Erdoğan. Mais comme on va le voir, la comparaison entre les deux partis politiques et les deux pays n’est pas évidente.

Différences

La comparaison entre le gouvernement de l’AKP et l’arrivée au pouvoir d’Ennahdha doit tenir compte de 3 différences majeures.

1. Deux économies fondamentalement différentes. En 2011, l’année à laquelle la Tunisie s’est démocratisée, la population de la Turquie était de 73 millions et son PIB de 838 milliards de dollars. De plus, la Turquie avait une union douanière avec l’Union européenne (UE) et une base industrielle solide. La Turquie est une économie émergente et elle peut déployer des politiques de coopération et de commerce comme des bases à sa politique étrangère dans la région.

Par contraste, la Tunisie de 2011 comptait une population d’autour de 11 millions et un PIB de 46 milliards de dollars, sans intégration économique avec les pays riches de l’UE. Ces données laissent d’emblée la Tunisie dans une situation beaucoup plus faible que la Turquie.

De plus, le système politico-économique en Turquie a permis de faire de l’AKP un puissant parti politique via des financements provenant de contrats et marchés publics. Ce système n’est pas envisageable en Tunisie où le paysage politique a été fracturé dès le début de la transition démocratique et où la polarisation a augmenté drastiquement pendant la décennie suivante.

2. Ghannouchi versus Erdoğan. La réalité politique en Tunisie a conduit Ennahdha à entrer en coalition avec des partis laïques dès 2011, car ils n’ont pas obtenu une majorité absolue au parlement. De l’autre côté, l’AKP a pu gouverner à parti unique de 2002 à 2018.

De plus, les profils des leaders est très différents. Ghannouchi était surtout compétent en tant que théologien et il n’a jamais occupé la responsabilité d’un leader absolu, ni de politicien élu jusqu’en 2019, année à laquelle il a occupé le siège de président du parlement. Mais cette expérience a tourné court après que le président Saied a gelé le parlement et s’est octroyé tous les pouvoirs en 2021.

De l’autre côté, Erdoğan est un dirigeant de parti qualifié, il était aussi le maire de la ville d’Istanbul qu’il a modernisée avec succès. Il n’a jamais été contesté au sein de l’AKP, et s’est plutôt dirigé vers un système de gouvernance autoritaire depuis 2014.

3. Concessions et divergences. La société civile tunisienne est restée fortement mobilisée tout au long de la transition démocratique, et le parti Ennahdha a dû faire des concessions idéologiques notamment en ce qui concerne la place des femmes dans la société. La culture du dialogue en Tunisie a finalement permis de s’accorder sur une constitution (2014) qui ne mentionne pas la charia, ne criminalise pas le blasphème, et qui fait référence à une représentation égale des sexes pour les fonctions publiques.

En Turquie, c’est la voie contraire qui a été prise. Après la réforme constitutionnelle de 2017, l’État de droit a régressé. On observe une politisation du système judiciaire, le harcèlement des opposants politiques, la censure des médias, et l’obstruction aux activités de la société civile. En 2020, la Turquie s’est même retirée de la Convention d’Istanbul (2012) qui vise à prévenir et combattre la violence envers les femmes et la violence domestique.

À la vue de ces 3 divergences majeures, il demeure peu de ressemblances entre le “modèle” turque et la transition tunisienne, à part l’affinité personnelle entre Ghannouchi et Erdoğan. Les deux histoires, économies et cultures politiques ont fait que les deux partis Ennahdha et l’AKP soient allés vers des stratégies divergentes.

Nouvelles incertitudes

Une nouvelle ère politique s’est ouverte en Tunisie depuis l’élection de Saied à la tête du pays, découlant de l’extrême polarisation politique et du populisme. Il est devenu difficile de prédire le futur du pays. De la même façon, l’incertitude règne aussi en Turquie où les élections de 2023 pourraient mettre un terme au règne de l’AKP.

Il y a très peu de points communs entre les portraits politiques des deux pays en ce moment, à part la dégradation massive de l’État de droit. Des incertitudes et des tensions dans les environnements des deux pays vont avoir une influence considérable sur leurs trajectoires politiques : le conflit entre la Russie et l’Ukraine, les tensions en Syrie, Algérie, Libye… 

Dans tous les cas, qu’elle demeure démocratique ou non, la Tunisie restera largement dépendante de ses relations commerciales et financières avec l’Europe de l’ouest et d’autres pays de la région méditerranéenne y compris la Turquie. La stabilisation de la Libye jouera aussi un rôle important pour l’avenir de la Tunisie.

Du côté turque, quelque soit l’issue des prochaines élections, les futurs dirigeants voudront agrandir la sphère d’influence de la Turquie dans les domaines politique, économique et militaire, y compris en Tunisie et en Afrique du Nord.

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