Repenser l’université
Les connaissances humaines qu’on enseigne dans les différentes écoles et départements d’universités ont été petit à petit fragmentées en des multitudes de spécialités de plus en plus pointues et isolées les unes des autres.
Les meilleures universités du monde peuvent produire des économistes avec très peu de connaissances en psychologie. Des docteurs en philosophie, issus de grandes universités nord-américaines ou européennes peuvent n’avoir absolument aucune connaissance des philosophies autochtones, chinoises, ou indiennes. Des psychologues peuvent n’avoir aucune connaissance en psychanalyse. Plusieurs psychiatres n’ont jamais lu la moindre publication scientifique sur les états modifiés de conscience, la transe, ni le chamanisme. On forme des ingénieurs qui peuvent ne rien savoir de la sociologie ni des sciences politiques. Les plus grandes écoles d’administration et de commerce peuvent produire des administrateurs et des financiers qui n’ont aucune formation en philosophie, en épistémologie, ni en éthique. Les universités et les hôpitaux sont pleins de médecins spécialistes qui ne savent presque rien des sciences de la compassion, du bonheur, ni même de la diététique !
Et comme ce sont, partout dans le monde, les universitaires qui gèrent les grandes entreprises, les banques, les ministères et les gouvernements, le système politique international apparaît comme le corps d’une création vivante complètement disloquée, chaotique, insensée, où un pied veut aller à droite et l’autre à gauche. Voilà grossièrement le diagnostic d’un système planétaire mondialisé, intégré, mais en même temps vieilli et malade. Pour changer ce système, il faudra d’abord repenser l’université, afin de produire des têtes pensantes qui peuvent déjà comprendre le système pour savoir pourquoi et comment le changer.
La Renaissance
Le système universitaire européen du Moyen Âge a déjà été réformé pendant la Renaissance, à partir du XVIe siècle. On est alors passé, du XVIIe au XIXe siècle, de l’hégémonie de la théologie vers celle de la science, du rationalisme, de la technologie et du capitalisme moderne dans lequel les banques créent de l’argent dans le seul but de faire de l’argent. La téléologie des religions a été remplacée par la téléologie de la croissance économique, autrement dit par la religion de l’économisme.
Ce changement a eu lieu progressivement, suite à une longue lutte d’idées qui a opposé en gros les universitaires du Moyen Âge à ceux qui sont venus détruire leurs fondements philosophiques. Cette lutte a eu plusieurs noms en Europe sur plusieurs siècles. Pensez par exemple à Copernic au XVIe siècle, Descartes, Newton et Galilée au XVIIe siècle, ou encore à Darwin qui, au XIXe siècle, a planté le dernier clou dans le cercueil des théologiens, d’une manière qui reste parfois encore incomprise jusqu’à aujourd’hui.
Homo economicus
On a alors assisté graduellement à un mouvement d’émancipation de l’individu politique de la tutelle d’un représentant d’un ordre cosmique ou moral. C’est une révolution immense dans l’histoire de l’humanité, équivalente à celle de la découverte de l’agriculture ou la maîtrise de la métallurgie. C’est exactement dans ce contexte que Nietzsche, souvent incompris, écrit au XIXe siècle que “Dieu est mort”. Le monde a basculé d’un ordre social et cosmologique traditionnel vers un ordre moderne. Cet ordre moderne apparaît alors complètement désordonné, ou bien ordonné par la célèbre “main invisible” de l’Écossais Adam Smith (XVIIIe siècle). Bien qu’il n’y ait plus d’ordre divin pour réguler les affaires humaines, celles-ci se régulent par elles-mêmes via le marché libre des biens, des services et des idées. Homo economicus est devenu, humain par excellence, maître de sa destinée.
Une nouvelle liberté
De nouvelles façons de concevoir la liberté voient le jour. Au XIXe siècle, John Stuart Mill publie son célèbre livre “On Liberty” quelques décennies après que Jeremy Bentham ait écrit d’une façon très influente sur la morale, l’utilitarisme, les libertés, l’égalité des sexes, l’abolition de l’esclavage, le droit des animaux… Nous baignons aujourd’hui dans les conséquences de cette révolution majeure. Le diplomate et professeur d’histoire américain Philip Zelikow appelle “the Great Divide” ce passage de la société traditionnelle à majorité rurale et agricultrice vers la société moderne à majorité citadine, issue des révolutions scientifique et industrielle. L’État moderne est notamment né avec en arrière-plan ces idées nouvelles de la liberté individuelle et de la “main invisible”.
Vieillissement du nouveau système
La dislocation du bloc soviétique dans les années 90 a quasiment ramené tous les pays du monde vers ce modèle politique et économique dans lequel on baigne aujourd’hui. D’immenses progrès ont été accomplis si on compare l’état général de l’humanité aujourd’hui par rapport aux siècles précédents. Les enfants ne meurent presque plus de maladie ni de malnutrition. Il y a plus de paix que de guerres. On a commencé à comprendre le fonctionnement de la plupart des maladies qui étaient incurables. Les sciences et les technologies se sont développées de façon spectaculaire. L’esclavage a été aboli. Les pays se sont démocratisés et les gens ne sont plus persécutés et torturés pour leurs opinions et leurs croyances, du moins beaucoup moins qu’au Moyen Âge.
Mais le “nouveau” système montre depuis plusieurs décennies des signes d’affaiblissement. Et les universitaires qui gèrent et maintiennent ce système ne savent même pas comment sauver ce patient malade. Dans les grandes démocraties occidentales, des gens deviennent de plus en plus désenchantés par leurs démocraties, démissionnaires par rapport à leur citoyenneté, en France, aux États-Unis, comme au Royaume-Uni. Les populismes font leurs apparitions quasiment dans toutes les démocraties du monde. Des nouvelles technologies, cryptomonnaies décentralisées, Big Data et intelligences artificielles viennent violemment secouer un système déjà vieux et usé. Des tensions géopolitiques s’exacerbent notamment entre les blocs démocratiques et les autoritarismes russe et chinois. La guerre commerciale s’installe d’une façon officielle et durable, notamment entre les États-Unis et la Chine. L’espionnage, le captage des données et les manipulations des opinions sont devenus des armes stratégiques. À peine la guerre froide terminée, la course à l’armement et à la supériorité technologique a repris de plus belle.
Changement
Le changement du système, y compris du système universitaire dont les diplômés ne sont plus outillés pour prendre en charge ces problèmes, risque de venir surtout d’un de deux dangers imminents ; ou bien les deux ensemble pourraient mener à une situation explosive ou révolutionnaire.
1. Aggravement des inégalités
Premièrement, comme l’a parfaitement décrit l’économiste Piketty, le capital (c’est-à-dire la richesse), en Europe et aux États-Unis, continue de se concentrer d’une façon croissante, depuis le XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, dans les poches des plus riches, montrant que la théorie du ruissellement favorise surtout les plus riches. En plus, l’évasion fiscale demeure l’un des principaux casse-têtes économiques des pays riches, sans parler des pays pauvres où l’État est plus faible et plus corrompu, avec moins de capacité pour aller chercher l’argent “évadé”.
Ainsi, plus on avance dans l’histoire de ce système, plus les inégalités sociales deviennent aberrantes, voire révoltantes. Lorsque dans un même pays, il y a des classes moyennes dont le pouvoir d’achat ne fait que stagner ou régresser alors que quelques-uns s’enrichissent de façon aberrante depuis des décennies, l’instabilité sociale et le populisme ne peuvent que progresser avec les années.
Dans plusieurs pays en Amérique latine, en Afrique et en Asie, ces inégalités socio-économiques sont encore plus spectaculaires, visibles immédiatement à l’œil nu. Au Brésil, au Nigéria ou en Indonésie, des gens malades ne peuvent pas se soigner et vivent dans des conditions de misère extrême à côté d’autres de leurs concitoyens qui vivent confortablement avec des standards de vie des européens aisés. Les riches envoient leurs enfants dans les meilleures écoles et universités, et c’est ensuite ceux-là qui continueront à défendre et faire fonctionner le même système qui les a favorisés ; business as usual, quitte à entraîner le système jusqu’à son point de rupture.
2. Péril environnemental
Deuxièmement, la croissance économique, telle qu’elle est comprise, désirée et acclamée aujourd’hui, ne pourra pas continuer, surtout lorsqu’elle se base sur une consommation croissante d’énergie émettrice de gaz à effet de serre. Ça fait des années que nous savons que les températures augmentent et avec elles le niveau des océans. Petit à petit, des villes entières seront menacées de disparaître par la montée des eaux, par exemple Mumbai, Tokyo ou New York. D’autres régions du monde commencent à souffrir de pénurie d’eau et de désertification.
En 2015, Mark Carney, alors gouverneur de la Banque d’Angleterre, avait déjà désigné le changement climatique comme un risque financier majeur. Autrement dit, les grosses institutions financières, banques et assurances, encourent de sérieux risques si elles continuent à détenir aveuglément des actifs massifs dans des corporations polluantes.
Enfin
Ces risques environnementaux (deuxième point), sécheresses, feux de forêts, inondations, combinés avec l’accroissement des écarts entre les classes sociales (premier point) ne feront qu’aggraver les instabilités politiques et sociales, ainsi que les guerres commerciales et les crises migratoires. Un profond et long changement du système s’amorcera donc sous la pression de tous ces facteurs ; un processus qui risque d’être long, chaotique et violent.
De la même façon que le système universitaire et politique (les deux vont ensemble) a basculé dans l’Europe des XVIe-XVIIIe siècles sous la pression des faits vus et prouvés sur le terrain par les philosophes et les scientifiques, le système actuel va basculer lorsqu’il deviendra évident au su et à la vue de tous que les systèmes universitaires, économiques et politiques actuels sont devenus obsolètes et insensés, et qu’ils ne peuvent plus représenter des solutions aux nouveaux problèmes du monde, mais qu’ils sont plutôt parmi les causes principales de ces problèmes, et représentent plutôt une force conservatrice qui bloque le changement. En gros, l’élite politique et universitaire du XXIe siècle est devenue ce qu’était l’élite ecclésiastique et scolastique de l’Europe du Moyen Âge.