C’est un après-midi ensoleillé.
Je suis allongé sur mon dos, sur le gazon chaud du printemps, les yeux grands ouverts, les bras écartés en V. Toi aussi, pas loin de moi, le bout de mes doigts touchent le bout de tes doigts. Sous l’ombre de cet arbre en pleine jouissance, le temps semble ralentir, tout devenait plus lent, plus épais, plus puissant… Quelque chose se produisait…
Graduellement, ma vision devenait augmentée ou peut-être devenait-elle tout simplement ce qu’elle est vraiment. Les feuilles m’apparaissent de plus en plus vertes, un vert que je n’ai jamais vu auparavant. Chaque feuille avait des formes et des reliefs. Des rivières entières s’y trouvaient. Je les voyais bouger, non pas par la force du vent, mais par la force de la sève qui coulait dans leurs artères. L’arbre en entier respirait, et au mouvement de ses poumons je ressentais le mouvement de mes poumons. Je savais très bien que tout ce que je voyais n’était aucunement une hallucination. Je baignais dans la réalité du monde.
La chaleur de la terre sous mon dos commençait à pénétrer mon corps. Je ne pouvais plus dire où mon corps s’arrêtait ni où la terre commençait. Je sentais la terre bouger sous moi d’une façon intelligente et rythmée. La terre entrait en moi et faisait bouger mes poumons. Je sentais mon thorax monter et descendre comme jamais auparavant. Mon cœur battait comme il n’a jamais été aussi vivant. Quelque chose de très étrange se produisait…
Tout d’un coup, tout ou presque a disparu. Du moins, quand j’ouvrais les yeux, je ne voyais plus rien. Une de deux choses est arrivée. Ou bien mon corps est devenu géant, ou bien la terre entière est devenue très petite. Mais une chose est sure, mon ventre était rond, énorme. Je flottais dans un espace noir et étoilé. Tous les cœurs battaient dans mon cœur, et tous les poumons respiraient dans mes poumons. J’ai réalisé que j’étais enceinte. J’ai réalisé que la terre entière est entrée dans mon ventre rond. Là encore, je savais très bien que ce que je vivais était loin d’être une hallucination. Bien au contraire, jamais je n’ai aussi sérieusement baigné dans la réalité du monde.
Tout ce qui se passait sur la planète bleue se passait désormais directement en moi. J’ai fermé les yeux pour mieux voir et sentir le chaos qui agitait mon ventre. Quelle stupéfaction ! Je n’ai pas de mots pour décrire les cris que j’entendais, les larmes, les rires, les orgasmes et les tortures qui fusionnaient en dedans de moi. Une terre en ébullition, une terre peuplée d’atomes qui portent au plus profond de leurs particules, les ondes sacrées de la vie.
Un sentiment de paix et de bonheur très profonds m’envahissent. Un sentiment religieux me parcourt les nerfs comme une onde d’électricité cosmique. Confiant et euphorique, j’ouvre les yeux pour regarder mon ventre. Effrayante situation, délicieuse ! Je réalise que je n’ai plus d’yeux et je n’ai plus de ventre. Pourtant, jamais ma vue n’a été aussi claire et jamais mon existence n’a été aussi intense.
Il n’y avait absolument plus rien, à part des amas de galaxies très lointains. Mon corps et mon être entiers se sont complètement dissolus et mes atomes sont redevenus les atomes de tout l’univers. Le soleil a tellement grossi qu’il a fini par devenir très petit. Il y a déjà des milliards d’années qu’il a très violemment brûlé Mercure, Vénus et la Terre. Jupiter et Saturne ont été avalés, croqués et digérés, sans parler des petites pyramides du pharaon.
Je n’ai plus ni âme ni corps. Ça fait tellement longtemps que nous sommes tous morts. Comment expliquer que je puisse encore vivre ? Je sens encore le bout de mes doigts qui touchent encore le bout de tes doigts. Mais nous n’avons plus de doigts. Nos peaux ont disparu. Ma chair est entrée dans ta chair. Mon sang s’est mélangé avec ton sang. Mon être est devenu ton être. Ouvre les yeux maintenant et imagine que c’est une après-midi d’un printemps ensoleillé. Imagine que tu viens tout juste de naître. Où veux-tu aller ? Que veux-tu faire ?
As-tu envie de vivre et mourir dans l’extase ?