Quand j’avais autour de 12 ans, j’ai été violée par un membre de ma famille. Je n’étais pas certaine, à cette époque, de ce que cela voulait exactement dire ; je ne connaissais pas et je ne comprenais pas vraiment le mot ni le concept de “viol”.
Mes parents l’ont su. Peut-être que tout le monde a fini par le savoir. Je ne sais pas.
Ma mère a une personnalité soumise et a peur des conflits. Mon père… Je ne l’ai jamais vu exprimer autre chose que sa désapprobation et sa colère pour des futilités. En quelque sorte, mon père me faisait aussi peur que celui qui m’a violée.
Les années ont passé, et j’ai dû survivre comme si de rien n’était. Mes ami·e·s, les membres de ma famille, tous ceux que je connais vivent et évoluent depuis. Moi j’ai l’impression d’avoir grandi et de vivre encore dans une petite cellule de prison, comme une condamnée à la perpétuité.
Si je ne fais pas d’insomnie, je dors et je sais que le lendemain matin je me réveillerai condamnée à perpétuité dans ma cellule. Je n’ai rien vraiment réussi, ni ma vie professionnelle, ni ma vie amoureuse, ni même arrivée à être en paix avec moi-même (sauf très momentanément, lorsque je me gave d’alcool et de drogues ; je le sais que ce n’est pas une solution, et je lutte pour me modérer).
Que me reste-t-il ? Je ne suis pas de nature à désespérer complètement. Je lutte. Je veux vivre, je veux me sentir comme peut se sentir une simple femme imparfaite, libre, légère et joyeuse.
Mais ce n’est pas ce qui m’arrive. Je passe d’une relation à une autre relation où je me fais violer encore et encore, dans le sens figuré cette fois-ci. Je suis en effet consentante. Comme une prostituée qui ne se fait pas payer, j’offre mon corps pour des hommes qui ne me respectent pas vraiment, qui ne m’aiment pas vraiment, pire encore, bien souvent à des escrocs, des narcissiques, des manipulateurs…
Quand je me regarde toute nue dans le miroir, je me demande pourquoi je dois traîner avec moi ce corps. Pourquoi dois-je porter ma propre croix, tenir à deux mains les barreaux de ma prison ? Comment puis-je changer ce corps violé pour un autre intact, innocent, en bonne santé ? Parfois, je ne sais plus si j’ai le corps infecte ou l’âme brisée. Je ne sais pas quoi faire.
Je suis seule, dans une solitude que le commun des mortels ne pourrait même pas imaginer. Ce n’est pas tout le monde qui peut sonder le sentiment d’un condamné à la perpétuité qui oscille entre espoir et désespoir. Après des années, croyez-moi, si on ne meurt pas ou on ne bascule pas dans la maladie mentale irréversible, on survit tout simplement. On se nourrit, on défèque, on dort. On peut même faire du sport. On peut même continuer à essayer de vivre. Mais mon passé revient tout le temps me hanter, pour me hanter dans la tête et dans ma chair.
J’ai quelques ami·e·s proches qui le savent. Mais je ne peux pas leur parler tout le temps de tout ça, encore et encore… Qui voudrait sinon être ami·e avec une fille noire, obscure, dont l’âme est en enfer, et le corps si sale, si dégoûtant. Je ne sais pas si un jour je pourrais retrouver ma dignité, mon droit à l’existence sans peur, sans problèmes, sans amertume, sans colère.
Je vis toute seule, dans une isolation terrifiante. Dans mes moments de sobriété et de sagesse, je me dis que s’il est vrai qu’il est impossible de me défaire de mon corps, je pourrais peut-être essayer de changer mon âme, mon esprit. Mon corps me rappelle comment il a été violé ; je me rappelle même de son souffle. Ce corps est celui qui a été violé, il faut que je comprenne que c’est une réalité déjà fixée et inchangeable. Demain, je me réveillerai avec le même corps, ou du moins avec les mêmes souvenirs de ce corps.
Il reste donc l’esprit. Vous pensez que je n’ai pas compris que mon problème, ma tragédie, ne peut avoir sa solution que dans le domaine de la psychologie et de la psychothérapie ? Vous pensez que je n’ai pas consulté, très souvent dans le secret ? Est-ce que ça m’a aidée ? Oui bien sûr que ça m’a aidée, et comment pourrais-je le savoir de toute façon ? Oui j’ai appris beaucoup de choses sur moi-même. Peut-être que sans aide psychologique je serais déjà morte. Tu peux envoyer un psychothérapeute dans la cellule d’un condamné à perpétuité, mais cela n’enlèvera pas les barreaux qui sont là, physiquement là.
Je me sens toujours seule, en manque de présence rassurante, en manque de sentiment de paix durable. Dans mes moments de faiblesse et de folie, je n’ai plus envie de blablas psychologiques dans ma cellule de prison. Je préfère voir les barreaux exploser, je préfère même que mon corps soit martyrisé pourvu que je puisse m’évader et je survivre.
Et je l’ai d’ailleurs martyrisé ce corps. Je l’ai gavé de nourriture, et puis je l’ai laissé mourir de faim, je l’ai caché, je l’ai ignoré, je l’ai gavé de fumées et de poisons, je l’ai utilisé pour plaire aux hommes, je l’ai exhibé comme un objet sans valeur… J’ai tout essayé. Il est toujours là, toujours le même : un corps violé.
J’ai essayé le sport. J’ai essayé de le perfectionner… J’ai même réussi à avoir un corps que les gens trouvent beau, mais moi je l’habite encore, je le ressens encore : c’est encore mon corps.
Dans les dernières années, je me suis intéressée à la spiritualité, au développement personnel, à la science du bonheur. J’essaie d’habiter mon corps d’une façon douce et consciente. Je me touche et je me dis que je m’aime. Je m’intéresse aux enseignements des grands maîtres spirituels, j’essaie de comprendre et de pratiquer la grande sagesse de l’acceptation et du laisser aller. J’essaie d’ouvrir mes mains petit à petits pour relâcher les barreaux de ma prison. J’y arrive… petit-à-petit… Je rampe comme un enfant qui apprend à marcher. Je me mets debout, et puis des fois je retombe. Au travers des pleurs, des désespoirs et des crises, j’arrive à sentir l’air entrer et sortir de mes poumons. J’arrive à rire, j’arrive à voir qu’il y a de la beauté dans le monde. Et puis les images obscures réapparaissent. Je me ferme, je m’isole, je reprends mes forces, et je continue ma lutte. La vie est déjà assez difficile pour tout le monde. Mais moi je gravis la montagne de la vie avec un boulet au pied. J’y arriverai…
Et même si je n’y arriverai pas, j’aurais au moins essayé de vivre. Même si je n’y arriverai pas j’aurais au moins essayé de trouver une harmonie entre mon corps et ma tête. Je veux tout simplement changer la façon que mon esprit se relie à mon corps. Je pratique le yoga de la femme violée.