Mon très grand amour, ma soeur, ma fille, ma mère, ma lumière, mon étoile,

J’ai hésité longtemps avant de prendre cette décision tragique de te révéler mes terribles intentions.

Depuis que tu es tombée dans ce puits profond, où tu as goûté à la brûlure des flammes et à la morsure des plus vilains serpents, j’ai pu voir comment tu t’es agrippée aux murs, en poussant des cris de quelqu’un qui agonise et qui veut à tout prix survivre. Là-bas, dans le fond, la folie, la mort, la haine, la vengeance, la destruction de soi et du monde t’attendaient et te tiraient par leur gravité impitoyable.

Pendant longtemps, tu as lutté, tu as regardé vers le haut, vers cette embouchure par laquelle la lumière se pouvait. Et puis, collée contre ces murs obscurs, tu as rampé comme un petit enfant, comme une couleuvre, comme un lézard, comme une araignée. Un petit millimètre à la fois, une petite parcelle de terre qui t’éloigne des ténèbres et qui te rapproche de la lumière.

Voilà enfin, tu peux respirer. Même si le dessous de ton corps reste encore à moitié dans ce puits des horreurs, même si le danger est encore présent, ta tête redécouvre enfin l’air pur, la possibilité de rire, de voir des fleurs, des oiseaux libres et des papillons.

Hélas ! Mille hélas ! Voici que la fête est troublée ! L’espoir est en agonie. L’horizon s’obscurcit. Les choses se confondent. Le soleil ne brille plus.

Tu peux me fuir, tu peux me haïr, tu peux même essayer de me faire taire parce que tu penses que je suis venu d’en haut pour te repousser vers les bas fonds de ce monde ignoble, parce que tu penses que je suis venu pour te remettre là où tu es déjà tombée, là où que tu as goûté à la souffrance la plus terrible et la plus douloureuse.

Hélas ! Infiniment hélas ! La situation est encore pire. Bien pire !

Je ne suis pas venu d’en haut pour te pousser vers le bas. Je suis venu d’en bas, pour te tirer vers le bas. Voilà la vérité que je voulais te dire ! Voilà que déjà, mes mains se referment sur tes pieds. Tu peux t’accrocher au bord, mais j’ai beaucoup de temps, énormément de temps… 

Ô tu as quitté ces ténèbres un peu trop vite ! Tu es partie chercher la lumière qui t’était la plus accessible. Mais laisse-moi te dire que cette direction que tu as prise, est la même que les insectes les plus vilains prennent lorsqu’ils voient une lumière qu’ils confondent avec celle de la lune.

Je suis une voix très étrange qui te parle depuis le bas fond de ce monde : Viens !

Reviens !

Je suis une voix très vieille. Je suis plusieurs fois morte, et je renais à chaque fois. Je suis une vieille dame au coeur noir, au sang figé, au regard terrifiant. Regarde mon visage ! Observe ma laideur !

J’ai passé des siècles et des millénaires à me contempler dans un miroir. Je sais à quel point je te fais peur ! Je sais à quel point je te fais trembler. Regarde-moi bien ! Je ressemble exactement à ces choses que tu ne veux plus jamais voir ! Je ressemble au feu, à la détresse, aux cris, aux gémissements… Je suis la noirceur la plus noire de ce puits où tu as eu le malheur d’atterrir. Tu penses que je ne t’y ai pas vue ? Tu penses que je ne t’y ai pas entendue ?

Viens ! Je suis venue pour te tirer vers moi. Prends ma main et descends. Cette fois-ci, tu ne seras plus seule. Je vais t’emmener dans ma demeure ; dans les profondeurs encore plus obscures que le feu auquel tu as goûté. Tu n’es pas allée assez loin.

J’ai très longtemps été une sorcière. J’ai passé la moitié de ma vie dans ces ténèbres. Et même lorsque je vais à la lumière, j’y garde volontairement une maison secondaire.

Je vais t’emmener dans tous les couloirs. Dans les endroits où j’ai torturé des hommes et des femmes, et là où j’ai violé des enfants. Je vais te montrer les visages des morts, et je vais te faire écouter les gémissements des agonisants. Viens !

Je veux te montrer les visages les plus terribles de l’humanité. Bien au-delà des couloirs de la mort et des châtiments, je veux surtout te montrer les plaisirs ressentis par les criminels, l’ecstase des violeurs, la jouissance des tueurs. N’ait pas peur ! Tu y trouveras des visages très familiers ! Viens !

Ensemble nous irons dans ma maison secondaire. J’aimerais te montrer les cadavres mutilés de mes victimes. Te raconter leurs derniers mots. Te redire leurs derniers cris, et surtout, te montrer leur dernier regard !

Enfin, lorsque tu plongeras dans ce dernier regard, ça sera ton tour. Je te demanderai si tu as une dernière volonté. Et puis enfin, tu te mettras à genoux, tu me le diras, tu me supplieras : “Tue-moi ! S’il te plaît, tue-moi !”

Et tu seras morte. Tu deviendras un cadavre ! Un rien ! 

Ô mon très grand coeur, toi qui est si jolie mais sans miroir, viens ! je vais t’en fournir un. Je t’en fournirai même plusieurs. Je t’en fournirai une infinité. Tu pourras passer toutes tes vies à te regarder ; et tu verras l’humanité entière.

Tôt ou tard, tu y viendras. Tu ne vivras pas sur le bord des choses. Tu descendras par toi-même, pour voir où tu étais. C’est là au fond, et encore plus au fond, qu’il faudra encore creuser. Je te fournirai la pioche, le marteau, et de là, tu verras jaillir la lumière éternelle.

Une lumière qui ne ressemble en rien à cette embouchure du puits. Une lumière éblouissante, aveuglante, enivrante. Tu seras en même temps déjà morte et plus vivante que jamais.