La dernière fois qu’un être humain s’est senti dans le plus grand danger mais en même temps dans la plus grande sécurité c’était lorsqu’il venait tout juste de naître, lorsque son corps et celui de sa mère venaient tout juste d’être séparés. C’est le début d’un problème : on est expulsé, jeté vers tous les dangers et simultanément enveloppé et protégé par l’amour le plus grand et le plus inconditionnel.
L’amour originel est systématiquement accompagné de violence. Comment sinon expliquer cet acte de l’expulsion de soi de la “chose” que l’on aime et qu’on aimera le plus au monde au point d’y dédier presque toute sa vie ? Habituellement, ce sont surtout les choses les plus indésirables que le corps humain expulse hors de soi. Faire le contraire, c’est-à-dire expulser de soi ce qu’on considère bon et ce que l’on aime le plus, est considéré comme une maladie et une pathologie des plus graves. Il n’y a que la mère, qui met au monde un bébé avec un cœur qui bat, qui semble être l’exception la plus connue est la plus flagrante aux règles générales du métabolisme des êtres vivants. Ce paradoxe est loin de concerner seulement les humains ou les mammifères ; Même la poule expulse de son corps l’oeuf et le couve par après, reconnaissant par ce geste qu’elle a expulsé là ce qu’elle a en elle de plus précieux et de plus divin. C’est un risque énorme que d’expulser de soi ce qu’on a de plus cher et ce pour quoi on vit. Car cette “chose”, que ce soit un œuf ou un bébé, est tellement fragile et sa survie tellement menacée, que le devoir de protéger cette chose peut engendrer toutes les angoisses et toutes les peurs.
Pour la mère et le bébé, leurs corps ne sont pas encore vraiment séparés après la naissance. Bien au contraire, si la fusion entre ces deux corps ne continue pas, par l’allaitement et le toucher maternel, la survie de l’enfant est très compromise. Ce paradoxe entre séparation et inséparation sera ensuite un des plus gros problèmes de l’être humain. Car la mère doit laisser son enfant partir, mais il est encore une partie d’elle. Une mère dit par exemple à son enfant : “tu es mon foie”, c’est-à-dire que l’enfant demeure un organe vital de la mère ; si cet organe est malade alors tout le corps devient malade ; si cet organe souffre, la mère souffre aussi. Consciente ou inconsciente de ce danger, la mère doit trouver une solution à ce problème et se protéger.

L’une des solutions les plus évidentes est d’essayer de protéger ce petit corps et puis de veiller à son développement et son bonheur sur le plus long terme. C’est ce qu’on appelle la mère qui contrôle son enfant pour éviter que les deux ne souffrent. Cette solution contient elle-même ses propres paradoxes. Car plus ce contrôle est fort, plus les conséquences peuvent être désastreuses.
L’autre solution consiste pour la mère de rejeter l’enfant et de ne pas l’aimer. C’est avant tout pour se protéger elle-même qu’elle renonce à aimer son enfant. Elle l’élève surtout pour ne pas se sentir coupable du malheur de ce dernier, et elle ne veut pas lier son destin à celui de son enfant, car cela est bien trop risqué. Cette solution contient elle aussi des paradoxes et elle peut aussi mener à des désastres presque certains.
Entre ces deux solutions, il y a toutes celles qui prennent un mélange de l’une et de l’autre, et qui débouchent chacune sur des angoisses et des souffrances spécifiques.
Il y a un cas sur lequel il vaut peut-être la peine de s’arrêter. C’est le cas de la mère qui aime son enfant d’une manière inconditionnelle et d’un amour tellement fort et tellement fou, qu’elle ne cherche aucunement à le diriger. Bien au contraire. Elle voit en lui l’enfant le plus beau et le plus doué qu’elle le couvre sans cesse de ses caresses et de ses baisers, et elle le regarde marcher dans la vie, comme si elle avait accepté de regarder son bébé marcher sur une corde tendue entre deux montagnes, et risquer quant à elle de mourir de peine ou de joie à chaque petit trébuchement et à chaque petit pas. C’est la mère qui a pris tous les risques : celui de l’amour le plus grand et de l’angoisse la plus grande. L’enfant, lorsqu’il devient adulte, découvre donc qu’il marche sur cette corde de la vie et que son cœur bat extrêmement fort, au même rythme que celui de sa mère.
C’est là que Jésus, lui qui en quelque sorte n’a même pas de père car sa mère l’a enfanté vierge, va transformer l’amour inconditionnel de sa mère Marie en un amour inconditionnel et universel envers l’humanité entière. Cet enfant aime tellement les hommes qu’il dédie sa vie à les guérir et à prêcher l’amour d’autrui et du prochain. Il est tellement beau et fort, tellement doué de tous les dons du génie, qu’il réussit à transformer les hommes et à se faire aimer. Mais il a tellement d’amour en lui que l’amour de quelques hommes ne lui donne presque rien. Il est comme un verre qui déborde constamment et qui arrose les autres de sa générosité.
Bien évidemment, comme d’autres avant lui et après lui, ce genre de personnage ne plaît pas à tout le monde. Trop d’amour génère paradoxalement la haine. Plusieurs le haïssent, le mettent en spectacle et le tuent.
Flagellé, ensanglanté et crucifié, sa mère lève les yeux pour voir son fils mourir sur la croix. Que sent-elle exactement ? Est-elle triste ou est-elle contente ? Quels sont les mots qui peuvent décrire ce qu’elle pense et ce qu’elle ressent ?
Et le fils que ressent-il envers sa mère ? L’aime t-il ? Et s’il l’aime, comment expliquer qu’il accepte de s’offrir et de se sacrifier en exhibant devant sa mère sa chair et son sang ?
Jésus savait-il qu’il allait devenir un “dieu” ? A-t-il rendu les hommes plus heureux ? A-t-il au moins rendu sa mère plus heureuse ?
Il faudrait lui poser la question : Jésus, si tu pouvais refaire ta vie, ferais-tu la même chose ?
Il faudrait aussi lui poser la question : Marie, si tu pouvais refaire ta vie, aimerais-tu ton fils de la même façon ?