La grande majorité des islamistes tunisiens n’acceptent pas la critique. Dès qu’on sème le moindre doute dans l’efficacité de leur politique, ils nous répondent systématiquement par des insultes : ignorant, manipulé, pas assez intelligent, naïf, islamophobe, faible d’esprit, incroyant, contre-révolutionnaire,  kafer, mécréant… La liste des insultes est longue, très longue. Ou des fois, s’ils n’insultent pas ceux qui les critiquent, ils leurs adressent un discours positif comme : Tu devrais lire tel livre sur la politique islamiste pour mieux comprendre notre projet, tu devrais t’instruire sur tel ou tel autre sujet. Va voir ce que tel scientifique a dit. L’économie islamique est enseignée dans plusieurs universités. Tu comprendras plus tard. Tu devrais lire plus sur ce que le Prophète a dit, sur l’islam et sur le Coran. Bref, pour comprendre la politique des islamistes, il faut tout arrêter et aller faire un doctorat en islamologie.

L’islamiste, dans la grande majorité des cas, quand il est critiqué, ne réfléchit jamais à la critique, il ne l’entend même pas et il n’y répond jamais. Il cherche tout de suite à se défendre sans jamais rentrer dans un débat politique, économique et pragmatique de fond.

Ils sont persuadés que leur programme est le bon, même s’ils ne le connaissent pas. Ils sont dans le domaine de la certitude absolue. Dans les prochaines élections, ils vont aller voter Ennahdha parce qu’ils sont certains que Ennahdha, et à sa tête Rached Ghannouchi, veulent appliquer la plus belle loi du monde en Tunisie : la loi de Dieu, la plus juste et la plus parfaite qui n’a jamais existé.

Les islamistes confondent souvent leur certitude de l’existence de Dieu avec la certitude qu’un programme politique est le bon, parce qu’il serait celui de Dieu. Psychologiquement, cette confusion est compréhensible. Les islamistes sont dans l’émotion : ils jugent des choses avec leurs cœurs, leurs croyances, leur croyance en Dieu, leur rêve commun de voir les pays arabes libres, de voir la Palestine libre, de voir l’Islam triompher et admiré à sa juste valeur.

De l’autre côté, les autres tunisiens qui ne sont pas islamistes ne rêvent pas. Ils sont aplatis par la réalité. Ils voient les choses avec leur raison et n’utilisent assez pas leur cœur. Ils ne rêvent que d’une Tunisie comme sous Ben Ali mais sans injustice et sans aucune atteinte aux libertés. Ils ne rêvent que d’une Tunisie prospère et paisible. Ils ne veulent pas de révolution. Ils veulent tout simplement continuer mais sans Ben Ali, sans les Trabelsi et sans les prisonniers politiques et les falsifications des élections.

Les tunisiens laïques (qu’ils se disent musulmans ou non) sont pragmatiques et ne veulent pas nécessairement bouleverser l’ordre mondial. On comprend pourquoi, dans l’œil de l’islamiste, ils sont vus comme les pires adversaires, l’ennemi à abattre, les contre-révolutionnaires, des fantômes d’RCDistes (membres de l’ancien parti de Ben Ali).

Tandis que le laïque tunisien a vu dans la révolution tunisienne une opportunité pour être émancipé, libre, riche, fier et heureux, l’islamiste a porté son rêve beaucoup plus loin : l’islamiste tunisien voit en la révolution tunisienne l’espoir d’aller au Paradis et d’y emmener avec lui toute l’humanité.

Tandis que le laïque tunisien veut le Paradis tout de suite et est certain qu’il peut l’avoir là au bord de la Méditerranée, au milieu de toutes les civilisations du monde et sous les rayons du plus beau Soleil, l’islamiste veut non seulement ce paradis éphémère, mais en plus et surtout le Paradis éternel. L’islamiste est prêt à sacrifier la vie d’ici bas pour jouir de la vie immortelle après la mort. Le laïque lui veut vivre maintenant tout simplement.

Le laïque fait de la politique pour vivre. L’islamiste fait de la politique pour devenir immortel.

Nietzsche dirait que les deux sont des négateurs de la vie (des nihilistes). Les islamistes nient la vie sur terre et la mettent au-delà de la mort, et les laïques nient la vie aussi car il la considère dans sa banalité, sa technicité, son aspect pratique.

Il n’y a pas un dialogue de sourd maintenant en Tunisie ; il n’y a pas de dialogue du tout. Il n’y a aucun débat politique. Il y a tout simplement une confrontation idéologique difficile à surmonter : il y a ceux qui croient en Dieu d’un bord, et ceux qui croient en la Tunisie de l’autre bord.

Les deux sont des traîtres bien sûr, parce les deux camps ont nié la vie et ont cru en des concepts qui sont en dehors de la vie. La trahison de la révolution par le patriotisme, et la trahison de la révolution par la croyance à une politique de Dieu.

Le seul espoir est dans ces quelques jeunes qui ne croient qu’à la vie. Ceux là qui dansent, qui courent, qui chantent. L’espoir est dans le génie de ces jeunes tunisiens qui ne pensent ni à la Tunisie ni à Dieu ; pour eux, la Tunisie, Dieu et la Vie sont une seule et même chose : c’est l’extravagance des couleurs, de la danse et de la musique.

Ces jeunes tunisiens combattent le mal par la beauté tout simplement. On les a vu sortir de leurs cachettes et ils ont commencé à danser, à chanter et à bouger dans tous les sens. Le seul espoir est qu’ils continuent à danser jusqu’à ce que la musique devient plus audible que les insultes. À ce moment là peut-être, la politique pourrait se réaliser.

C’est connu : L’idéologie (la métaphysique populaire) rassemble, elle rassemble les uns contre les autres et elle mène à la guerre. Tandis que l’art, dans son état spontané et pur, rassemble les femmes, les hommes et les enfants et mène à la paix, et la paix mène au dialogue, et le dialogue mène à la Politique dans son sens le plus noble : l’activité humaine par excellence, ce qui différencie radicalement les hommes des autres animaux.

La guerre aussi différencie les hommes de tous les autres animaux ; il n’y a que l’homme qui tue pour faire valoir son opinion ou son idée, du Grec “ἰδέα” [idéa], c’est-à-dire la forme ou l’apparence de quelque chose.

Chokri bel Aïd, s’il était un lion dans la forêt, il n’aurait jamais été tué à cause de ses idées.

Dans n’importe quelle société, l’insulte est le signe avant-coureur de la guerre, de la même façon que les nuages gris sont le signe avant-coureur de la pluie.

Il faut vraiment que les jeunes tunisiens s’indignent et qu’ils mettent la danse et la musique au cœur de la rue et au cœur de la Tunisie. Car la musique est le signe avant-coureur de l’amour, de la paix et de la Politique, de l’ancien Grec “πολῑτικός” [politikos] qui vient de “πολίτης” [polítis] qui veut dire “citoyen”.

La musique (l’art en général) rassemble et réalise le citoyen ; et le citoyen réalise la Politique.