Un jour, il y a plusieurs années, lorsque je vivais à Québec comme un citoyen plus ou moins “normal” et “respecté”, avec une adresse, un appartement, une sorte de travail, mais l’esprit pervers comme toujours, un jour je disais, j’ai pris ma voiture (oui j’avais une voiture !) et je suis parti vers New York.


C’était exactement la veille d’un 11 septembre, donc je ne vous raconte pas la longue conversation que j’ai eu avec le douanier qui m’a interrogé aux frontières… surtout que je lui ai tout simplement dit la vérité : Je viens pour assister aux commémorations des attentats du 11 septembre. Et puis, quand il m’a regardé d’un air perplexe et rusé en me disant : “Oh yeah?”, j’ai immédiatement ajouté en imitant son accent : “Yeah! Exactly! J’étais déjà sur le toit du World Trade Center quand j’avais 10 ans, donc… (la vérité tout simplement). C’était vraiment un spectacle, surtout qu’il voyait très bien que j’avais une double citoyenneté, et un peu trop d’étampes à son goût sur mon passeport… Il m’a même demandé pourquoi je suis resté un mois en Argentine et si je faisais partie de la Révolution en Tunisie… Il s’est assez vite rendu compte que j’étais un bon citoyen avec d’assez bonnes diplomatie et culture. C’est qu’il ne m’avait connu que sur la surface, mais juste assez pour me laisser entrer dans son magnifique pays.


La seule affaire sur laquelle je lui ai menti c’était lorsqu’il m’a demandé où est-ce que j’allais dormir… Je lui ai alors sorti le nom d’un hôtel avec ma réservation d’hôtel. Écoutez ! Je déteste mentir, mais je sais le faire très bien lorsque je le fais… Et bon, parfois, il faut ce qu’il faut…


En tout cas, je vous le dis, mon intention n’était pas du tout de dormir dans cet hôtel…


Dans ce temps là, il faut savoir que je travaillais déjà dans l’hôtellerie. Je fréquentais je ne sais combien d’affaires de propriétaires d’hôtels, de restaurateurs, etc. à Québec. Je passais mon temps à voir des clients d’hôtels, à parler avec toutes sortes de personnes impliquées dans l’hôtellerie et le tourisme. J’ai mangé dans quasiment tous les restaurants de luxe de Québec. Bref, en gros, aller dans un hôtel était pour moi exactement comme si vous disiez à quelqu’un qui travaille depuis des années dans une tabarnak de banque (excusez mon style littéraire, mais c’est à des fins éducatives envers les étrangers) qu’il va aller faire plusieurs heures de route dans sa voiture pour aller passer 4 ou 5 jours de vacances dans une autre crisse de banque (désolé encore, mais ici c’est pour exprimer l’émotion de la colère et du ras-le-bol).


En gros, je suis arrivé à New York. Je conduisais une Smart noire dans le temps, vous savez la fameuse voiture minuscule fabriquée par Mercedes. Dans les rues de NYC, chaque fois que je passais à côté d’une grosse Cadillac ou que je m’arrêtais à la lumière rouge (feu rouge en français) à côté d’un gros SUV (?), je voyais les têtes des gens me regarder comme un extraterrestre. Il y avait des conducteurs qui sortaient leurs mains de leur fenêtres pour me saluer et me faire des signes cool, style américain, avec les visages en sourire ! Ils voyaient ma plaque de voiture en plus ; il savaient d’où je venais. Écoutez, je vous le dis, les Québécois sont un peuple qui est adoré et toujours bien accueilli partout dans le monde sauf au Canada anglophone et à Montréal parfois, haha…  Que voulez-vous ! C’est comme ça ; c’est souvent chez soi qu’on est le plus détesté.


Ce n’était ni la première, ni la deuxième, ni la troisième fois que j’allais à NY. Le tourisme en tant que tel ne m’intéressait pas vraiment. Une seule chose m’intéressait : Ground Zero le 11 septembre, et aussi l’endroit où j’allais dormir.


J’avais déjà repéré un endroit pour parquer (stationner) ma demi-voiture. Ensuite j’ai commencé à regarder pour l’endroit où j’allais dormir… Je voyais que plusieurs choix s’offraient à moi. La ville de NY était remplie d’itinérants (clochards pour les osti d’français) qui avaient une très longue expérience. Il y avait les bancs dans certains parcs, les devants de certains édifices, les bouches de métro, les intérieurs des métros… Il y en avait aussi qui dormaient directement dans la rue, juste au-dessus des bouches d’aération du métro. Ça leur permettait en fait de récupérer l’air chaud dégagé par les bouches d’aération des tunnels de métro. Comme il faisait un peu froid, ça leur permettait de récupérer un peu de chaleur qui se perdait dans les airs. Mais, c’était très bruyant… et puis les gens passaient à côté de toi exactement comme à côté d’un chien couché en plein milieu de la rue.


Pour un amateur comme moi, le choix était difficile. Chaque endroit présentait des avantages et des inconvénients. Ce n’est que vers minuit que je me suis décidé. J’avais déjà ramené de la voiture une sorte de petite couverture d’appoint, et puis j’ai opté pour un banc public dans un petit parc assez obscur et tranquille au coeur de Manhattan. J’avais une sorte d’imperméable que j’ai plié pour l’utiliser comme oreiller, et puis j’ai enlevé mes souliers (chaussures disent les autres…) et je me suis couché sur le banc en question.


Je vous raconte toute cette histoire là parce que ça m’a appris quelque chose d’important que je n’ai jamais oubliée.


Les minutes passent… et puis c’est 1h du matin et 2h du matin… Je faisais de l’insomnie en quelque sorte… Le banc n’était pas du tout confortable. Chez moi à Québec, j’avais un matelas Queen (?) quasiment de luxe… Là je me suis retrouvé sur un morceau de bois, avec très peu d’espace. Mais bon… tout cela n’est pas très important si l’on arrive à l’aspect psychologique, qui en réalité est l’aspect le plus fondamental de toute chose.


J’ai assez vite remarqué qu’en réalité j’avais peur ! Chaque fois que des gens passaient à côté de “mon” banc, mes yeux s’ouvraient, et je me mettais en état d’alerte et de surveillance. Et comme la ville de NY ne dormait jamais, il y avait toujours des passants même en plein milieu de la nuit…


Lorsque je regardais plus profondément dans ma cervelle de merde, je trouvais des scènes de passants qui essayaient de me cambrioler, ou même qui me menaçaient avec un couteau ou une arme à feu… Après tout, c’était la première fois de ma vie que je dormais dans les rues de NY. Il y a des drogués, des criminels, des itinérants, des délinquants de toutes sortes, des malades mentaux, des détraqués… Comment fermer les yeux dans un endroit comme ça, et garder les yeux fermés lorsque les gens passent à côté de toi à 4h du matin dans un petit parc obscur ?


La réponse n’a pas tardé à arriver, et elle résonne en moi depuis des années, tellement elle porte en elle un puits infini de leçons, de réflexions et de questions…


Vers une heure très tardive de la nuit, j’ai entendu des gens arriver vers moi. Ils bavardaient et riaient assez fort. J’ai ouvert les yeux tout de suite pour leur voir l’allure. Mais comme ils arrivaient de derrière mon champs de vision, je ne pouvais pas les voir immédiatement. Il fallait que j’attende qu’ils passent. Je distinguais déjà les voix d’une fille et deux gars à peu près. Dès qu’ils arrivent à la hauteur de ma tête, je me retourne pour les voir. Ils étaient effectivement une fille et deux gars, l’air sortis d’une soirée arrosée de quelque part. J’ai cru voir des vêtements de gens soignés, et puis comme un requin qui a reniflé du sang, j’ai reniflé l’odeur du parfum, c’est-à-dire l’odeur de l’argent.


Occupés par leur démarche un peu enivrée, ça a l’air qu’ils ne m’ont pas vu couché sur le banc. Lorsque j’ai tourné la tête pour les voir, ils ont eu tellement peur qu’ils se sont vite éloignés de moi avec une soudaine frayeur. Une fois qu’ils étaient à une distance de “sécurité” de mon banc public, les deux jeunes hommes se sont retournés pour s’assurer que j’étais encore couché à ma place et que je ne les ai pas poursuivis avec un couteau déjà plein de sang.


Enfin, j’ai compris que j’avais des réflexes pathologiques d’un riche qui avait peur d’être agressé et volé par les pauvres. Je répète : Enfin, j’ai compris que j’avais des réflexes pathologiques d’un riche qui avait peur d’être agressé et volé par les pauvres. Cette phrase, à elle toute seule, peut résumer de très longs discours sur les philosophies politiques et les sciences économiques…


Du monde du riche qui a peur d’être volé par les pauvres, je suis soudainement passé à celui de l’itinérant pauvre dont les riches ont peur ! Écoutez, je vous le dis sincèrement : J’ai ressenti l’extase !


L’extase mais en même temps, comme je me trouvais crissement cave (très con) d’avoir vraiment eu peur !! Intérieurement, je criais de joie. Comme un athlète de haut niveau qui vient de remporter la médaille d’or, j’avais quasiment envie de lever mes deux poings vers le ciel et de crier victoire : C’est moi le pauvre itinérant pourri maintenant ; c’est de moi que les autres ont peur. Moi je n’ai plus peur des autres ! Ils voient bien qu’il n’y a absolument rien à espérer de moi à part un couteau ou un acte criminel. J’ai fermé les yeux et je me suis endormi. Lorsque des gens passaient et que j’entendais leur pas, je m’enfonçais de plus belle dans mon délicieux sommeil, en pensant : Comme je suis en sécurité maintenant ; les gens me voient et me trouvent ou bien invisible et inexistant, ou bien dangereux. Je dormais et je souriais de bonheur en même temps. Le lendemain, je suis allé faire mon pélerinage à Ground Zero. C’était une journée absolument magnifique !


Ça fait des années que je voulais écrire cette petite histoire. Elle a eu, et elle a encore, sur moi un effet infini. J’adore et j’excelle dans l’art d’apparaître comme le pire des déchets sociaux, comme une merde, une racaille. Je voyage le monde en portant des vêtements déchirés, sales, parfois dégoûtants. J’apparais avec une allure complètement délaissée. Je parle avec un vocabulaire ignorant et vulgaire. À me voir, on peut quasiment s’assurer qu’il n’y a absolument rien à gagner en me fréquentant ni de près ni de loin.


Voilà pourquoi j’ai tellement de vrais amis et de vraies amies ; des amitiés et des amours incroyables et hallucinants. Des femmes et des hommes qui savent vraiment regarder un itinérant. Des gens qui, comme les enfants, ont le coeur encore vivant et le regard encore curieux et en très grande santé.


Et puis la peur et les frissons des autres me font danser comme un serpent ; oh que oui ! Je les poursuis en leur disant: “Venez ! Mon venin est prêt !” Ils me croient bien sûr, et ils voient leur propre mort. Pleins de terreur et d’effroi, ils courent de plus en plus vite comme des aliénés qui essaient de fuir un fantôme ! Et moi, au moment où je finis cette phrase, j’ai la gueule qui a envie d’exploser de rire, en plus du coeur qui bat encore extrêmement fort.


Où dois-je aller étudier et comment dois-je faire ? Quand je serai grand, j’aimerais être un itinérant à New York.