Chaque soir je me change et je me transforme. Ou bien, je redeviens ce que je suis vraiment. Calmement et patiemment, j’observe avec émerveillement le passage de la lumière du jour vers l’obscurité de la nuit. Une première étoile apparaît, et puis une deuxième. Mon esprit commence à changer, ou à redevenir lui-même.
Lorsque la noirceur arrive, je commence à voir de plus en plus clair. Tous les contraires s’annulent, tout mon être s’évapore. Les mots perdent leur sens et les énergies prennent le relais. Toutes les couleurs se confondent et le ciel se mélange avec la terre. Lorsque je regarde par la fenêtre, je ne sais plus si je suis à l’extérieur ou à l’intérieur. Petit à petit, je me perds, ou bien je me retrouve. Je ne sais plus qui je suis, ni ce que je fais, et en même temps je sens l’énergie de la vie et de la mort en moi plus puissante que jamais.
Les arbres se touchent et se parlent. Les oiseaux font leurs derniers allers et retours. Dès que la nuit s’installe, je commence à rêver, ou plutôt à me réveiller. Un par un, de multiples personnages en moi se réveillent et commencent à se saluer. Chacun d’eux porte un sourire particulier. Mon apparence devient étrange, mais ce que je vois sont des paysages très familiers.
Je deviens un fantôme ou peut-être un être humain, je n’en suis jamais très certain. Je suis mort plusieurs fois déjà et je suis né plusieurs fois aussi. Dans cet état, je ne fais plus la différence entre naître et mourir. Tout ce que je sais c’est que je n’existe plus ici et maintenant à cet endroit là. Je n’existe pas. C’est le monde qui me fait exister, des images, des sons, des mots, des animaux, des personnages. Je deviens habité. Tout se passe en moi, et je suis ce “tout” là. Je suis la scène où se joue un spectacle.
Je suis un criminel en train d’étouffer sa victime. Je suis une mère en train de donner naissance à son enfant. Je suis un petit veau qui tète la mamelle de sa mère. Un tigre qui mange la viande chaude de sa proie encore en vie. Je suis une femme qui se fait violer en regardant dans les yeux de son agresseur. Je suis un condamné à mort les yeux bandés devant un peloton d’exécution, ou un poisson qui agonise en essayant de se défaire de l’hameçon d’un pêcheur. Combien de vies ai-je en moi ? Combien de sensations ? Combien de déjà-vu ? Je ne sais pas ! Et qu’est-ce que cela changerait si je le savais ? Je ne sais plus rien ; je ressens seulement. Je ressens tout et son contraire.
Voici messieurs-dames, encore une fois, une soirée qui s’annonce très bien. Soyez à l’aise, prenez place où bon vous semble dans mon corps et mon esprit. Faites comme vous voulez et parlez comme vous voulez. Il y a de la place pour tous, pour les monstres comme pour les génies, pour les âmes les plus noires comme pour les cœurs les plus attendris. Pleurez, riez, aillez le sourire ! Je resterai là toute la nuit pour vous accompagner, même dans vos délires. Ah oui, surtout dans vos délires. Vous mettez toujours sur mon visage le sourire. Vous faites briller mes yeux d’émerveillement, d’enchantement et de plaisir. Vous me faites pleurer. Vous êtes toute ma vie, vous êtes moi, et je suis vous. Nous sommes la même personne, mais parfois on l’oublie, ça arrive…
Dès que j’aime une victime, j’aime immédiatement son agresseur. L’un ne peut pas exister sans l’autre. On ne peut pas vouloir quelque chose et refuser l’existence de son contraire. Pour qu’une seule chose existe, tout doit exister aussi. Voilà pourquoi mes chers compagnons de nuit, je demeure souriant et neutre face à vos magnifiques débats et altercations. Et je vous en prie, ne criez pas trop fort et ne vous disputez pas surtout. Le passé ne peut pas être changé. Et puisque le passé ne peut être changé, alors le futur aussi demeurera le même, vous voyez ?
La graine du futur est déjà dans le passé. Cela n’est ni une marque de désespoir, ni un déni de liberté. Bien au contraire. C’est le signe d’une liberté immense. Le criminel est libre de se repentir, et l’homme au cœur et à l’esprit pur est libre de devenir malhonnête. À chaque instant, il y a des va-et-vient entre les portes du paradis et de l’enfer. Au même moment, il y en a qui crient de souffrance, et d’autres qui s’exaltent de plaisirs. Ensuite, les rôles sont libres de s’inverser, et ils s’inversent !
Quelle extraordinaire merveille qu’est ce spectacle continue de la vie ! Ça me donne constamment le sourire, surtout pendant la nuit, lorsque tous ces personnages se manifestent en moi, et viennent me parler. Je leur dis que le remord, le regret et la culpabilité n’y changeront rien, ni la volonté, la fierté et l’espoir démesuré. Le jour, lorsque je me réveille de mes hallucinations que je considère réelles et certaines, je rencontre exactement les mêmes personnages dans ce qu’on appelle la vraie vie.
Mais dès que le soleil se lève, je ne fais plus rien. Je marche, je renifle et je mange comme tous les autres animaux, ni plus ni rien. J’habite dans mon corps fragile et usé et j’apparais aux autres comme un être étrange. Mais à l’intérieur de moi, je garde un souvenir intact de mes magnifiques soirées, et je commence, dès le matin, à me préparer à la tombée de la prochaine nuit.
Voilà comment je vis, sans vivre. Je suis constamment joyeux car je sais que tout le monde peut-être joyeux sans fin. Même lorsque je rencontre un criminel en colère, je lui souris. Je lui souris car je le reconnais comme mon image dans un certain miroir. Il fait partie de moi et je fais partie de lui, et puis je l’invite volontiers parmi mes multiples hôtes nocturnes, afin de l’amuser et le faire rire autour de notre table.
Il n’y a plus rien à faire, ou presque. Continuons d’être ainsi mes chers amis. Continuons d’être joyeux !
Quelle magnifique soirée !